Début Octobre, le désespoir de Sean Tetpon faisait écho sur les réseaux sociaux ainsi qu’un nombre conséquent de publications de presse. L’homme de 55 ans s’était en effet retrouvé catapulté représentant d’une majorité silencieuse, dont la parole a souvent été étouffée par une perception corporate globale, jugée comme étant trop éloignée de la réalité du terrain.
Lorsque les rapports sur l'emploi sont publiés et qu'ils dressent un tableau aussi optimiste, cela ne reflète pas ce qui se passe réellement sur le marché de l'emploi pour les vrais chercheurs d’emploi.
Pour beaucoup, Sean est une anomalie. Il possède 25 ans d’expérience, a travaillé pour des entreprises prestigieuses, et jusqu’à récemment, était à l’abri du besoin grâce à un salaire à 6 chiffres. Dans un marché en transition et souvent présenté comme étant désormais à l’avantage des candidats, Sean devait faire figure de chanceux, de privilégié.
Pourtant, il n’est ni une anomalie, ni chanceux.
Si son histoire a fait le tour du monde, c’est avant tout car malgré plus d’un millier de candidatures envoyées en moins d’un an, il n’arrive toujours pas à retrouver de travail après un licenciement pour cause économique.
Et des Sean, il en existe des centaines de milliers.
Kevin Cash est l’un d’eux. 43 ans, 5 diplômes dont un Master, plus de 2000 candidatures envoyées - l’immense majorité sans réponses - et toujours aucune opportunité sérieuse d’emploi. Aujourd’hui, comme Sean, Kevin survit en travaillant en tant que VTC.
Tous n’ont pas le privilège de dévoiler leur histoire, leurs luttes, leurs sacrifices dans les médias, mais une simple visite sur les réseaux sociaux pertinents (donc, oui, on oublie Linkedin) permet de se rendre compte de l’étendue du problème : sur Reddit, des centaines de fils de discussions différents traitent du sujet, avec des réponses confirmant ce qui n’est clairement plus une exception.
Mais bien au-delà de l’incapacité à trouver un emploi au sein d’un marché en tension, le dénominateur commun de tous ces témoignages reste inattendu : l’impact mental dévastateur de la recherche sur des profils qui n’ont jamais été préparés à une telle souffrance, une telle absence de considération.
La pression est telle que, désormais -et toujours sous l’impulsion de Sean- nombreux sont ceux qui se posent la question qui tue : chercher un emploi… est-il devenu un emploi en soi ? Un emploi particulièrement toxique et éprouvant ? Et surtout, quel est la responsabilité des entreprises et de leurs équipes RH dans la montée en puissance de ce phénomène ?
Un sujet qui intéresse peu
Le sujet de la santé mentale des employés a longtemps été une thématique taboue, et ce que n’est que depuis relativement peu de temps que la sensibilisation autour des burnouts, de la dépression ou de la charge mentale des salariés est devenue un concept répandu.
Enfin, répandu… Disons que le monde du travail évolue, qu’il ne se bande plus les yeux, même si encore aujourd’hui, plus de 42% des travailleurs se déclarent en “détresse psychologique”. Presque un sur deux. Au bureau, magasin, restaurant, chantier ou autre, vous n’avez qu’à lever les yeux : près de la moitié des personnes qui rentreront dans votre champ de vision, statistiquement, ne vont pas si bien que ça.
Mais le plus gros du travail a été réalisé : le mal a désormais un nom, une identité, de nombreuses entreprises s'attèlent à sensibiliser, former, prévenir, et globalement mettre en place des mesures pour lutter contre la dégradation de la santé mentale des collaborateurs.
C’est une incroyable avancée dans le bon sens, même si, logiquement, elle existe avant tout pour sécuriser la performance des salariés, et donc celle de l’entreprise.
Les candidats, eux, n’ont pas ce lien direct avec la génération de revenus (même si un lien indirect existe bel et bien), il paraît donc peu rentable de s’intéresser à leur bien-être de prime abord, surtout lorsque cela demande une attention particulière.
Heureusement, le sujet commence -à peine- à prendre de l'ampleur au niveau des entreprises : un premier guide sur la santé mentale des candidats a été conjointement réalisé par YAGGO et moka.care, et sans grande surprise, l’étude permet de contextualiser et chiffrer une déconnexion de plus en plus conséquente entre l’image globale des candidats et leur vécu réel.
Historiquement, des associations comme MaVoie ou Proxité (toutes deux spécialisées auprès des jeunes) ambitionnent également d’aider les postulants à gérer une recherche d’emploi qui devient de plus en plus pesante psychologiquement parlant. Cependant, sans une prise de conscience des entreprises, toutes ces démarches -aussi positives soient-elles- ne s’inscrivent que dans une volonté d’apaiser les symptômes, sans possibilité de s’attaquer directement à la maladie.
Le problème, c’est que l’hostilité des processus de recrutement et l’impact qu’ils peuvent avoir, à long terme, restent des inconnues. C’est quelque chose que l’on vit, que l’on découvre, sans forcément s’être préparé pour.
Cela crée une sorte de violence inattendue qui accentue les effets négatifs de l’expérience, car personne ne nous prépare vraiment à la recherche d’emploi. La démarche est quasiment toujours personnelle.
On se prépare à travailler, à être un (bon) citoyen, on se prépare même à la retraite mais foncièrement, l’arrivée sur le marché du travail rime toujours avec une sorte de panique bordée d’incertitudes : on ne sait pas ce qui nous attend.
Pourtant, et c’est particulièrement vrai lorsque l’on parle de recrutement, les entreprises, elles, anticipent clairement quelque chose venant des candidats. Elles imposent un certain discours, des codes précis, une attitude, une motivation.
La novlangue utilisée en entretien d’embauche est un bon exemple : elle n’a rien de naturel, et n’existe que pour prémâcher le travail d’évaluation.
Le système semble alors fonctionner comme une sorte de machine bureaucratique kafkaïenne qui absorbe les candidats un peu candides, afin d’intégrer les rares sélectionnés et rejeter avec confusion tous les autres.
Mais si un soin particulier a été apporté pour attirer le maximum de postulants possibles (campagnes de marque employeur, attractivité de l’entreprise…), les politiques de refus, elles, ont été bien moins soignées.
Et les conséquences ne manquent pas de piquant.
Ghosting et mise en scène de l'échec
Si chercher un emploi est devenu si contraignant, si la charge mentale des candidats ne cesse d’empirer, ce n’est pas vraiment parce que toute la communauté du recrutement a un jour décidé d’en faire baver les postulants.
Disons plutôt qu’au fil du temps, un procédé (historiquement négatif mais accepté) a survécu à la transition vers la digitalisation de l’industrie, et ce, sans se réinventer. Il s’est retrouvé normalisé dans bons nombre de process de recrutement, alors même que la technologie permettait paradoxalement de s’en débarrasser.
Difficile de mettre le doigt sur ce qui a changé, honnêtement. Une question de culture, de rapport de force, d’empowerment des candidats via les réseaux sociaux, les plateformes comme Glassdoor, l’e-réputation…
Mais si le ghosting est aujourd’hui dévastateur, c’est parce qu'il ne génère plus uniquement de la frustration (en réalité, cela vient même en dernier), non, le fait d’ignorer les candidats engendre dorénavant du doute, de l’anxiété et de l’incertitude. Et c’est ça qui dégrade le bien-être mental de tant de candidats.
Régulièrement, Tribepad propose une étude liée à leur mouvement #EndGhosting. L’idée est simple : mettre en lumière l’impact psychologique du ghosting sur les candidats.
L’édition 2023 est accablante, avec 87% des répondants se disant “affectés émotionnellement” par une absence de réponse à une candidature, quand 17% d’entre eux parlent de “dépression sévère”.
Il faut dire que, pour les chercheurs d’emploi, le ghosting est une double peine qui laisse les candidats dans l’expectative. Ce n’est pas tant le fait de ne pas avoir obtenu le poste qui booste la charge mentale, c’est à la fois l'inquiétude face à sa valeur perçue et la violence de l’indifférence qui créent les pires dégâts.
Car le grand écart est d’une impétuosité folle : avant la candidature, le postulant est séduit, attirté, accompagné. On lui présente son potentiel futur cadre de travail, des valeurs, des avantages… c’est presque de l'ensorcellement.
Puis… plus rien.
Et là viennent les doutes, les remises en question, la dévalorisation, la déshumanisation. Le ghosting, c’est du gaslighting RH, le fait de souffrir de l’action elle-m ême et de ses conséquences… sans que l’on y soit pour rien.
Sur les réseaux, encore une fois, on retrouve énormément de témoignages de candidats désabusés. Le sujet est par exemple populaire sur Reddit, et les retours sont très explicites :
Oui, j’ai été ghosté tellement de fois. Au début, j'avais confiance en moi et je sentais que les choses allaient enfin s'améliorer. Maintenant, ma confiance en moi pour les entretiens n'est plus ce qu'elle était, et j'ai l'impression que je vais rester bloqué toute ma vie.
J'ai même été ghosté lors de la dernière étape d’un process qui s’était bien passé. Ce que j’ai fini par comprendre, c’est que cela me blesse autant parce que c’est déshumanisant. C’est comme si nous étions à la merci de ces personnes – à passer des heures, des semaines, voire des mois à sauter à travers tous ces obstacles, et pourtant ils ne peuvent pas prendre quelques minutes pour répondre, en dehors d’un rejet automatique. Je n’en peux plus.
Mais pourtant, qui ghoste par plaisir, par conviction ?
Personne.
Le plus souvent, les équipes de recrutement le subissent autant que leurs candidats. La faute à l’établissement de stratégies mal pensées, aspirant souvent à gonfler les volumes bruts plutôt que la qualité des candidatures, ce qui génère un flux de candidatures impossible à accompagner.
Il y a donc deux moyens de résoudre le problème : sensibiliser, et s’adapter.
Responsabilité des entreprises et actions concrètes pour réhumaniser le recrutement
Au-delà de l’impact psychologique, le ghosting, le poids de l’anxiété, la charge mentale des recrutements… tous ces éléments contribuent à créer un statu quo, un effet de plateau qui fait que non seulement la situation ne s’améliore pas, mais elle empire avec le temps.
Si des candidats envoient plus de 1000 candidatures sans obtenir d’entretien, c’est parce qu’ils sont totalement désensibilisés face à l'absence de retour et de considération. Ils persistent, en espérant que, parmi les innombrables envois, une réponse viendra, mais cette démarche finit par perdre tout sens. Le processus devient mécanique, vidé de toute anticipation réelle de succès, transformant la recherche d’emploi en une course épuisante où l'humain est absent.
En continuant ainsi, les entreprises participent à cette spirale négative et en récoltent les fruits.
Car plus les candidats sont déprimés, moins les candidatures sont qualifiées et moins il est facile de recruter.
Sensibilisation et empathie
Il est devenu primordial pour les entreprises de s'engager dans le sujet de la santé mentale de leurs candidats, même si les bénéfices et le ROI d’un tel investissement peuvent sembler à première vue vaporeux.
Une première étape essentielle est la sensibilisation des équipes de recrutement et des responsables RH à l’impact psychologique de leurs processus de sélection. En formant les recruteurs à reconnaître les signes de détresse chez les candidats et à adopter des pratiques plus humaines, les entreprises peuvent contribuer à un changement positif.
Et cela est plus facile à faire qu’il n’y paraît.
La checklist
L’empathie : mettez-vous à la place des candidats, et pour cela, inutile de faire un énorme effort d’imagination. Pensez au ghosting que vous subissez en tant que recruteur. Énervant, n’est-ce pas ? Maintenant imaginez que votre avenir dépende de ce retour.
L’automatisation : il est tout simplement inexcusable, en l’an saint 2024, de ne pas créer des templates de réponses négatives. Créez-en plusieurs, après avoir analysé les principales raisons derrière les refus, et envoyez les pertinentes aux concernés. Vous donnerez donc aux candidats une réelle raison, à la place de miser sur un message impersonnel et fourre-tout.
Utilisez (mieux) votre ATS : autant en avoir pour votre argent. De nombreuses fonctionnalités existent explicitement pour informer les postulants. Rappels, SMS, suivi par mail… Utilisez tout.
Communiquez : il est impossible de trop en dire dans un process de recrutement. Donc maintenez toujours les candidats à jour : il vous faut plus de temps pour faire votre choix ? Dites-le, ne laissez pas les postulants se ronger les ongles d’incertitude.
Mesurez : utilisez des formulaires de satisfaction pour découvrir ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas
Le retour sur investissement : pourquoi cela en vaut la peine
Les bénéfices pour les entreprises sont bien plus qu’intangibles. En prenant soin des candidats, les entreprises renforcent leur marque employeur et se démarquent dans un marché compétitif. Toujours selon l’étude de Tribepad, 91% des candidats développent une image négative d’une entreprise après avoir été ghosté.
Une insatisfaction qui se transforme en bad buzz, réputation entachée, ou en boycott pur et simple des produits vendus (en B2C comme en B2B).
Dans l’autre sens, la satisfaction des candidats est également un indicateur de performance : lorsque les postulants vivent une expérience positive, même sans obtenir le poste, ils sont plus enclins à recommander l’entreprise ou à postuler à nouveau. Une entreprise comme Zappos a vu ses scores de satisfaction candidat exploser à la suite d’un retravail massif de son expérience candidat, constatant une augmentation notable de leurs candidatures qualifiées et des retours positifs sur leur marque employeur.
Mais derrière tout cela réside une volonté foncièrement humaine. Celle d’aider autrui, de le comprendre, d’au moins compatir avec son sort, sa situation.
Si la charge mentale de la recherche d’emploi devient problématique, et que rien ne semble être fait pour corriger le problème, ce n’est pas par antipathie ou rancoeur : simplement par ignorance.
Et en donnant de la visibilité à ces Sean, Kevin, ou tout autre candidat psychologiquement épuisé après l’envoi d’un millier de candidatures sans réponse, on effectue, doucement mais sûrement, le premier pas vers la considération. Et la résolution du problème.