Sur TikTok, Lexis Czumak-Abreu culmine à un tout petit peu plus d’un million d’abonnés et plus de 20 millions de likes. Sur Instagram, elle gagne du terrain et s’approche doucement mais surement du graal à sept chiffres mais pourtant, l’influenceuse Américaine n’est ni une personnalité sportive ou audiovisuelle, ni une créatrice de contenu food ou lifestyle : bien au contraire, son métier ne ferait même pas scroller l’internaute moyen en quête de divertissement.
Lexis est électricienne.
À son propre compte.
Quasiment tous les jours, elle partage avec sa communauté des extraits de son quotidien de travailleuse manuelle : les chantiers, la gestion du matériel, la fatigue et l’épuisement physique ou moral, les succès comme les déroutes… tout y passe sans pour autant trahir les codes de la plateforme de vidéos courtes. Après tout, si Lexi cartonne, ce n’est pas uniquement parce qu’elle est électricienne, qu’elle exerce un métier physique considéré comme traditionnellement masculin, et assez éloigné de l’activité attendue d’une jeune femme de 27 ayant débuté des études en médecine.
Non, elle cartonne car, comme d’autres créateurs et créatrices de contenus “cols-bleus”, elle a réussi à illustrer, rendre visible et transmettre sa passion d’une manière “vraie”, pure et incroyablement sincère.
Et inutile d’aller bien loin pour le prouver. Dans une mise en scène improbable confectionnée par le Wall Street Journal -que l’on tirerait presque d’une composition de Salvador Dali- on découvre Lexis, se filmant tirant des câbles d’une maison en construction. Sauf qu’elle n’utilise ni bras articulé ni trépied en aluminium, on oublie même les lumières led circulaires ou les micro-cravate high tech, non, pour filmer ses exploits, l'Américaine bloque simplement son téléphone contre un pot de fixateur de surface à moitié entamé.
Le fait est, Lexis n’est pas un cas isolé. Elle n’est pas l’exception qui confirme la règle mais plutôt la figure de proue d’un mouvement qui est en train de changer radicalement l’image des métiers de terrain auprès des nouvelles générations.
Un changement qui aura et commence déjà à avoir des conséquences sur le monde du travail dans sa globalité, ressources humaines comprises.
Une nouvelle génération de travailleurs de terrain
Ils sont plombiers, équipiers, maçons, réparateurs, paysagistes, coiffeurs, ou parfois, ils offrent simplement des services comme la tonte de votre pelouse ou le lavage de votre voiture. Mais derrière tous ces métiers autrefois peu considérés se dissimulent de vrais entrepreneurs qui ont su rendre leur domaine de prédilection passionnant pour des millions d’internautes.
Milad Mirghahari est peut-être un exemple aussi frappant que celui de Lexis. Encore aujourd’hui, l’homme aux 6 millions d’abonnés continue de réaliser ce qui l’a rendu célèbre : préparer des sandwichs pour un restaurant Subway.
Pourtant, celui qui n'était qu’un adolescent lors de son ascension médiatique (fulgurante) peut fièrement se vanter d’avoir lancé le mouvement. Et l’avoir rendu viable.
Car ce revival des métiers manuels auprès de la Gen Z n’est pas vraiment vocationnel à proprement parler. En réalité, c’est plutôt l'inaccessibilité des études supérieures qui impose un changement de stratégie pour tous les étudiants qui, faute d'inégalités sociales omniprésentes, sont forcés de travailler plus tôt, au sein d’entreprises plus manuelles.
C’est simple, depuis 2011, les universités Américaines ont perdu plus de 3 millions d’étudiants, alors que, de l’autre côté, les formations professionnalisantes ou en apprentissage explosent (+16% des inscriptions en deux ans), et certains secteurs sont pris d'assaut par les plus jeunes (BTP-construction +23%). L’image de l’adolescent un peu amorphe, le portable à la main, vient de subitement évoluer pour représenter le même adolescent avec le portable à la main… et une masse dans l’autre.
Mieux, l'intérêt soudain de la Gen Z pour les métiers de terrain est aussi motivée par les avancées économiques et sociales que vivent actuellement la majorité des industries américaines. Salaires en hausse, sécurité de l’emploi, même les syndicats (!) commencent à très sérieusement trouver leur place au sein du paysage industriel du pays de l’Oncle Sam. De ce fait, le choix d’un métier ouvrier ne paraît plus autant une concession, ou un choix par défaut, surtout lorsque cette décision est culturellement très célébrée. La potentielle gloire et les millions d’abonnés viennent alors en bonus.
Du côté des entreprises, forcément, lorsque les créateurs de contenus ne sont pas à leur compte, ils doivent compter avec l’approbation (ou pas) de leurs employeurs. Et si les sociétés étaient de prime abord très (très) réfractaires à l’idée de dévoiler leurs secrets en vidéo au monde entier, beaucoup d’enseignes se sont progressivement sensibilisées aux sujet, sans doute motivées par l’idée de générer des millions de vues sans dépenser un centime… Ainsi Amazon, Subway, McDonald's… toutes ont mis en place une sorte de programme interne pour inciter leurs employés à créer du contenu internet (ou l’encadrer) pour les réseaux sociaux. Gagnant gagnant.
Un mouvement qui peine à décoller en France…
Dans l'hexagone, si les influenceurs préparateurs de commande ne dominent pas encore les charts de TikTok ou d’Instagram, c’est avant tout car le facteur social est moins oppressant.
Pour autant, l’accès aux études supérieures est toujours fortement conditionné par les revenus des parents, mais l’université reste globalement accessible sans dépenser des dizaines de milliers d’euros, à l’opposé du système Étatsunien.
En conséquence, le nombre d’ouvriers en France est en chute libre depuis plus de 40 ans, tandis que la population exerçant une activité d’encadrement a quant à elle triplé.
Bien entendu, il s’agit d’un phénomène qui n’est pas nouveau, car l’automatisation de l’industrie, les conditions de travail, la chute des salaires et donc l’accès aux formations supérieures ont tous été des facteurs qui ont contribué à la désertification des métiers ouvriers.
Mais si la tendance est baissière sur 40 ans, en se recentrant sur seulement une poignée d’années, on note une stabilisation. De 2020 à 2023, la proportion d’ouvriers n’a fluctué (négativement) que de 0,1%, contre 2% sur la période 2010 à 2020), et les projections anticipent une hausse nette du nombre de métiers manuels, portée notamment par la transition énergétique et écologique.
Par exemple, à l’horizon 2050, le think tank The Shift Project mise sur la potentielle création de plus de 450 000 emplois dans le seul secteur de l’agriculture, mais la construction ou l’industrie seront également très fortement impactés. Les pays développés et les nations émergentes auront besoin d’ouvriers pour construire et diriger les infrastructures qui naîtront des politiques de réduction des émissions, l'agriculture sera confronté aux mêmes challenges tout comme les secteurs de l’automobile et le transport, qui vont devoir se réinventer non pas en disparaissant, mais en opérant une transformation profonde.
…mais qui va fortement impacter les entreprises qui ne s’adaptent pas aux nouvelles formes de recrutement
Alors oui, doucement mais sûrement, un mouvement se développe.
Il mue.
Ce mouvement - qu’il soit porté la Gen Z sur Tiktok, ou par l’arrivée de nouveaux métiers manuels liés aux enjeux sociétaux- est en marche. Et progressivement, il refaçonne l’image d’activités habituellement peu considérées, que ce soit par nécessité… ou par simple plaisir de partager son quotidien.
Le problème, c’est que cette transition ne va pas s’effectuer en une fois, du jour au lendemain. Le gain de popularité des métiers de terrain, en plus de leur multiplication via les différents programmes gouvernementaux, va générer une vive tension pour les entreprises, qui éprouvent déjà des difficultés à recruter ces profils devenus pénuriques.
Pour elles, arriver à se connecter avec leurs candidats, leurs prospects, va devenir crucial. Surtout lorsque l’on considère l’importance de l’expérience candidat pour les nouvelles générations, ou l'inefficacité des processus de recrutement actuels -pensés pour les cadres- lorsqu’ils sont simplement transposés aux métiers de terrain. Seules les entreprises ayant compris les enjeux, étant capables de s’adapter, à aller chercher les postulants là où ils sont réellement (comme les réseaux sociaux) pourront ainsi tirer leur épingle du jeu et réussir à staffer leurs équipes.
Et comme Lexis l'électricienne le démontre quotidiennement, toute une génération de travailleurs manuels ne demande qu’à travailler. A leur façon certes, mais sans jamais rechigner sur les efforts… ni l'ambition.